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Le grand filet

Depuis deux ou trois jours, les Barolet l'on déployé au haut du quai. Il est très long : peut-être cent mètres, peut-être davantage. Ses plis s'incurvent à belles ondes, mêlant leurs lièges et leurs plombs. Il déroule sur la barre d'appui, entre les grosses bornes rondes, les festons d'une dentelle gigantesque, les méandres d'une toile d'araignée sans fin au travers de laquelle resplendissent, confondus, le bleu du ciel et le bleu de la Loire.

Les Barolet sont quatre, le père et trois garçons. Ils se ressemblent tous. Ils ont les mêmes yeux verts enfoncés creux sous des sourcils couleur de paille, les mêmes joues maigres recuites par le hâle, les mêmes bras noueux et secs ; si la moustache du père est mêlée de quelques poils blancs, on ne les distingue pas dans sa courte broussaille, tant elle est blonde et pâlie de soleil.

C'est dimanche que les Barolet traîneront le filet dans la mouille du Chastaing. Ce dimanche-là, ni Bailleul, ni Jeanneret ne pêcheront à la ligne. C'est un dimanche de « grande pêche ». Ils se donnent congé ; les mains ballantes, les yeux avides, ils ne veulent rien être que des spectateurs passionnés.

Dès sept heures du matin ils sont sur l'immense grève de la rive gauche, à la hauteur de la prise d'eau. En face, à travers la ramure des platanes, on aperçoit la grande cheminée rouge, un peu tordue à son faîte vers l'orient, comme si les forts vents d'ouest continuaient de peser sur elle.

Il n'y a point de vent par ce matin d'été. Le ciel est merveilleusement bleu, au zénith d'un bleu de bleuet pur et fort, qui lentement pâlit en s'inclinant sur l'horizon. L'horizon reste clair et bleu, sans ces brumes de chaleur sourdement liliacées où dorment des menaces d'orage. L'air est vif et vibrant, tonifié d'une chaleur limpide qui brûle un peu la peau sans pénétrer la chair, qui exalte et n'accable point.

La grève est tiède comme une peau, et blonde. Depuis tant de semaines que la Loire l'a quittée, elle s'est toute imbibée de lumière. Le sable a pris toute la finesse de son grain, une instabilité légère, ventilée même quand elle repose. Il faut y plonger creux les mains, traverser jusqu'aux coudes son épaisseur craquante pour retrouver une fraîche moiteur d'eau, émouvante comme un secret. Même au bord de la mouille le sable s'abaisse d'un souple abrupt, laissant voir sa tranche velouteuse, ensoleillée.

La mouille est d'un beau vert massivement vitrifié. On distingue dans sa transparence des alevins d'une finesse d'aiguilles, immobiles, enchâssés dans ce bloc de cristal vert. Tiens ! ils bougent. Et le cristal devient de l'eau. En se penchant, on voit nager au fond des gardonneaux musards, de petites brèmes pareilles à des écus d'argent; on voit des algues mollement balancées, un peu plus loin une coquille de moule, un peu plus loin encore une tache vaguement blanchissante, un tesson de faïence tombé là on ne sait comment. Au-delà, c'est vert, c'est sombre, cela recule en d'épaisses profondeurs qui attirent et inquiètent à la fois. Verte aussi se déploie la surface de la mouille, d'une brillante opacité d'émail. Le soleil l'éclabousse et le ciel s'y reflète. Tout ce vert peu à peu se dilue dans le bleu de l'espace, devient, dès qu'on lève les yeux, la Loire étincelante et bleue dans un matin d'été.

La grève se peuple de flâneurs. Depuis la culée du pont, sur la lande, des silhouettes se suivent à la file, disparaissent un instant derrière les touffes d'osier. Il y en a de minces qui prestement sautent au bas du talus, d'autres solides et prudentes qui s'assoient et dévalent sur les fesses. Dès qu'elles sont sur la grève immense, elles s'apetissent toutes, se réduisent toutes à de minces formes noires dont on voit tricoter les pattes, à des fourmis processionnaires. Il faut attendre qu'elles soient tout près pour reconnaître les hommes qu'elles sont, pour nommer Favrel le charcutier, Dégourdin le marchand d'étoffe, Jean Fouache le gros aubergiste du port.

Jean Fouache a laissé sa brouette à l'ombre d'une touffe d'osier, dans sa brouette des canettes de bière, des litres de vin rouge et de gros verres au cul massif. Il parle, blague d'une voix tonitruante, et rit gras. Les autres lui répondent, mêlent leurs voix et leurs rires à la voix et au rire de Jean Fouache. Ce sont de riches sonorités, dans la splendeur miroitante du fleuve et la pureté de l'air bleu sur la grève. Il y a par moments une voix toute seule, un rire perdu, deçà delà un promeneur lointain, une robe claire de fille contre une veste noire. Il y a, sur la lande, des balais de genêts, de petits pins rabougris par le vent, plus loin des champs sablonneux, plus loin encore un boqueteau d'acacias. On craindrait de bonne foi que les robes ne s'égarent, disparues dans l'étendue soleilleuse, si on ne les revoyait soudain, plus claires, détachées sur le boqueteau touffu. Bailleul, Jeanneret peut-être, songent aux grandes digitales qui fleurissent à la lisière, aux coulemelles écailleuses qui poussent dans l'herbe mouillée, sous les branches.

– Où vas-tu, Jeanneret?

– Je vais chercher des champignons...

Et Jeanneret ajoute, une rougeur s'étalant de ses pommettes à ses cheveux :

– Tu viens ?

Non, Bailleul ne vient pas. Il sourit du trouble de l'autre, cligne des yeux et lui souhaite bonne chance.

– Mais non ! Mais non ! proteste Jeanneret, les yeux tournés vers les robes claires et les feuillages. Sans blague, mon vieux... J'ai envie de me dégourdir les jambes.

Bailleul, lui, a tourné les yeux vers la Loire. Déjà, au ras de la berge opposée, il vient d'apercevoir les bachots des Barolet : deux bachots longs et plats, qui remontent au bord du perré. Il distingue très bien les silhouettes des pêcheurs, inclinés sur la perche et poussant à pleins muscles. Dans le premier bachot, à l'arrière, le grand filet amoncelle ses plis : on croirait, un peu fauve, une meule d'herbes sèches.

– Les voilà ! Les voilà !

Tout le monde à présent les a vus. Mais « tout le monde », pour Bailleul, ce n'est rien. Il est seul, pour lui-même, à regarder glisser les bateaux sur la mouille. Noirs, fins, ils se sont dégagés du perré. Ils obliquent, le cap dans la lumière; ils évoluent, soudain plus longs, plus noirs dans l'éclat frais du fleuve.

Jamais, avant ce matin-là, Bailleul n'avait senti la grâce nerveuse d'un bachot sur la Loire. Ils restent deux, l'un derrière l'autre; ils coulent d'une même lancée au geste incliné des pêcheurs. Les pêcheurs marchent, la perche bien calée au creux de leur épaule, pesant sur elle de tout leur buste; et l'esquif sous leurs pieds file droit à la surface, l'entrouvre de l'étrave avec la douceur d'une main, suivi au loin d'une traîne fastueuse, de moires, de reflets, de dansantes escarboucles.

Comme c'est simple, malgré tant de richesse vivante ! La grève disparaît avec les hommes et la rumeur qu'elle porte. L'autre rive, ses platanes, la grande cheminée rouge ne sont plus qu'une ligne idéale suspendue entre ciel et Loire ; même plus une ligne, tant le ciel et la Loire se ressemblent et demeurent eux-mêmes : c'est de l'air bleu arrondi en coupole, c'est de l'eau plane et bleue où les regards ricochent, retrouvent les nuances de l'air et sa courbe toujours fuyante. Mais les bachots sont là, détachés à contre-clarté, dans l'air les gestes des pêcheurs reflétés au miroir de l'eau : ombres chinoises, beauté fine et puissante à la fois. On n'entend plus les perches au bout ferré froisser le sable ou les cailloux, ni les pas des pêcheurs résonner sur les planches. Les bras, les visages des hommes, leurs chemises blanches sont noirs comme les bachots. Chaque geste sur l'écran bleu s'inscrit en contours délicats, d'une précision parfaite qui lasserait de l'être à ce point, si elle ne se renouvelait sans trêve.

Bailleul regarde glisser les bateaux, glisser sur l'eau, glisser dans l'air, tout seuls dans il ne sait quelle bleue clarté d'éther. Il sait pourtant qu'il ne rêve pas : il reprend terre et se rassure, les pieds dans le sable élastique, en regardant frémir la traîne de reflets chatoyants qui suit longuement les barques sur la Loire, flottantes amarres entre le réel et le rêve.

Et voici qu'il entend crisser les perches sur les galets, clapoter l'eau soulevée par les étraves. Dans les bachots il reconnaît les quatre Barolet, et avec eux Rémi des Rauches, le tonnelier-pêcheur du Quai Haut ; autour de lui Favrel et Dégourdin, le gros Jean Fouache, tout le monde. Il se retourne, cherchant des yeux Jeanneret vers le petit bois d'acacias. Il court avec les autres, rejoint les barques dans l'instant qu'elles abordent, s'exclame en chœur, gesticule et rit.

Voilà une fête, une liesse magnifique. Jean Fouache verse la bière et le vin rouge, ses gros doigts, ses moustaches épaissis de mousse écumeuse. Depuis les touffes d'osier, un fou galope frénétiquement. C'est bien un fou, tournoyant en circuits éperdus, zigzaguant en crochets fantastiques. Il hurle, il arrache son veston, le brandit, galopant toujours, le fait claquer en moulinets rageurs, brusquement s'en enveloppe la tête, et continue, dansant, voltant, hurlant, de galoper, aveugle, vers la mouille.

– Hé là ! ... Hé ! Jeanneret !

C'est Jeanneret, environné d'une nuée vrombissante, d'un essaim de guêpes furieuses. Il bondit tout vêtu dans le fleuve, s'y enfonce jusqu'au cou, hésite, y plonge la tête et disparaît... Ah ! le voilà ! Il s'ébroue et renâcle, les yeux vagues; encore une fois, pour la dernière guêpe, il coule à pic et meurt au jour, enfin surgit, se recrée pouce à pouce, pas à pas reprend terre et vient s'effondrer sur le sable.

– Eh bien, mon vieux ?

Il geint, il trousse son pantalon, relève les manches de sa chemise :

– Un nid de guêpes... Le pied en plein dedans... Ah ! là là !... Piqué partout... les oreilles, les jambes, les bras... Ah ! les saletés ! Ça brûle, ça brûle... J'ai la peau lardée d'aiguillons.

Vers Bailleul debout près de lui, il lève une face hagarde que la colère convulsé tout à coup :

– Ah ! tu rigoles ! Ah ! ça te fait rigoler ! Brute sans cœur ! Puisses-tu crever !

Bailleul ne peut répondre que la tête de Jeanneret est effroyablement comique, avec son nez qui enfle et se boursoufle comme une fraise phénoménale, ses oreilles dont la peau distendue évoque des tomates trop mûres. Il se fait apaisant, pitoyable ; il éprouve quelque honte à sentir frétiller en lui une invincible envie de rire : ah ! les robes claires dans l'ombre des acacias !

– Allons, vieux frère, viens voir les bateaux.

Déjà les Barolet sont en pêche. De la grève ils ont gagné le large, déployant derrière eux, en demi-cercle, la longue toile du filet avec ses lièges et ses plombs. Les plombs coulent et raclent le fond, les bouées flottent en ribambelle. On suit des yeux leur pointillé qui peu à peu cerne la mouille, ferme autour d'elle la muraille de fil, à la suite des bachots revient toucher la grève et boucler l'insidieuse prison.

– Rangez-vous, les hommes ! Rangez-vous !

Les jambes nues, les bras nus, les pêcheurs halent le grand filet. C'est l'aîné des garçons, l'Arsène, qui commande et rythme la manœuvre :

– Hooo... hisse ! Hooo... hisse !

Les bras tirent sur les cordes, pareils eux-mêmes à des faisceaux de cordes brunes. Des nuques brûlées par le soleil, des chemises béantes sur les poitrines osseuses monte une forte et saine odeur, de sueur et de chair rude, de labeur courageux.

– Hooo... hisse !

Les plombs émergent, les mailles ruissellent à longs plis, entraînant après elles des mousses gluantes violemment vertes, des algues blondes pareilles à des lanières de cuir. Les pieds nus, crispés par l'effort, impriment dans la grève mouillée la trace profonde de leurs orteils ; sur les bras les veines se gonflent, entrecroisent leur brûlant réseau.

– Ecartez-vous, bon Dieu !

Le grand Arsène, de ses yeux creux et durs, regarde s'étrécir sur la Loire le demi-cercle des bouées dansantes. Il est tout au bord du cul-de-grève, si près que le sable s'éboule et qu'il travaille les jambes dans l'eau.

En même temps qu'elles halent à pleine force, ses mains épient le frémissement des cordes, le tressaillement de l'eau dans les mailles, le raclement des plombs sur le fond de la mouille. Ils raclent avec une douceur régulière, velouteuse, parfois entravés à demi par l'arrachement mou d'une algue, par le heurt d'un caillou qui bascule et s'enfonce dans le sable. Ce que redoute le grand Arsène, c'est l'accrochage d'une lourde pierre, d'une ferraille échouée qui soulèveraient la toile, la déchireraient d'un large trou comme d'une fenêtre ouverte vers l'eau libre. Tout va bien : les plombs traînent sans un à-coup; la ribambelle des lièges glisse et s'égrène sur la plage, se rapproche, se resserre irrésistiblement.

– Hooo... hisse !

La sueur coule sur les fronts, les échines se bandent, les pieds s'arc-boutent, les bras tirent sur les cordes à la cadence de la voix chantante. Sous les flotteurs maintenant tout proches, on distingue les mailles qui plongent dans l'eau verte. Elles bougent, elles tressautent, poussées de chocs obscurs. La surface de la mouille s'émeut, travaillée de remous, horripilée de rides inquiètes.

– Doucement, les gars !... Ecartez-vous, les autres! Ne gênez pas ! Arrière, donc !

Les lièges, devant la grève, cernent une zone étroite comme un vivier, un cercle d'eau fiévreuse qui se gonfle et bouillonne, traversé de troubles sillages, de spasmes lourds. Et cette fièvre de l'eau s'exhale dans l'air chaud, l'imprègne comme d'une buée d'orage. Les yeux luisent, les corps se tendent et se bousculent :

– S'il y en a, bon sang !

– Ne poussez pas !

– Arrière, voyons, tas d'empêtreaux !

Les plis s'affaissent sur la grève avec un bruit vif de fontaine. Les bouées s'agitent sur l'eau, et par instants plongent vers le large sous la ruée d'un monstre invisible.

– Les paniers ! commande l'Arsène.

Sous ses mains sombres une brème resplendit, emmêlée des nageoires dans le lacis des mailles. Il la détache, la jette dans une manne d'osier. Vite ! Vite ! A toi, Rémi ! A vous, le père ! De gros gardons claquent de la queue, verts et fleuris de rouge ardent; des perches sur leurs reins hérissent de menaçantes épines; des carpes glissent, bombant un flanc qui brille d'un éclat jaune d'électrum. Et ce sont des brèmes encore, très blanches, frôlées de reflets bleus, des chevesnes bâillant à large gueule, des barbeaux longs et fuselés, de grands brochets au crâne féroce.

Le filet touche presque le bord, secoué, tiraillé, distendu. Au-delà des flotteurs la mouille est transparente et calme; en deçà l'eau n'est plus qu'un remous épaissi, où tournoient des flocons bourbeux. « Doucement ! » crie le grand Barolet. Le filet traîne, penché, aux efforts conjugués des bras. Des poissons coulent, rebondissent sur la grève, viennent s'échouer en glissant sur le sable. D'autres, s'élançant vers le large, donnent du museau dans la muraille de fil; elle se creuse et résiste, les enferme dans une poche profonde qui sans trêve chemine vers le bord. Elle apparaît, chargée, pleine à craquer d'une cohue sursautante, d'un grouillement écailleux qui bruit, clappe, tressaille et se tord, dans une odeur fraîche et violente.

Alors la foule se précipite, avec ses cris, ses rires, sa grosse joie enfantine :

– Deux cents livres !

– Trois cents !

– Ah ! les morceaux !...

– Le brochet, là... Et celui-là ! Et ces perches ! On croirait pas, mon vieux : elles sont grasses par-dedans comme des poulets de grain.

– A la bière ! crie Jean Fouache.

Et cependant, accroupis vers le grand filet, les pêcheurs débrouillent ses mailles, empoignent les bêtes une à une, et les jettent, météores, dans les paniers d'osier.